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Littérature et arts

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14 juin 2019

Beast Busters, Compagnie éHop

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    Nous les avions rencontrés il y a deux ans avec leur spectacle Les Presqu'Enchanteurs, nous les avons retrouvés cette année avec leur nouvelle création Beast Busters. Les deux artistes de la compagnie de magie médiévale éHop, Jeb Hammer et Jef Jarry, reviennent cette fois pour chasser les monstres et les sorcières. Concept décalé et bienvenu, quand on sait que la magie a longtemps été assimilée à de la sorcellerie.

    Wolf et Fox ont tous deux un palmarès élevé dans la chasse des créatures fantastiques. Dragons, lycanthropes, démons, sorcières, rien ne leur échappe. Aujourd'hui, ils ont attrapé deux présumées sorcières. Durant les 25 minutes que dure le spectacle, nous allons procéder au jugement de ces deux jeunes femmes. La première est choisie parmi le public. La seconde accompagnait Jeb et Jef.

    Ce spectacle de magie médiévale comprend toujours autant d'humour (parfois potache), d'improvisations, et d'interactions avec le public. En revanche, il a semblé y avoir moins de magie que lors du spectacle Les Presqu'Enchanteurs – ceci étant sans doute lié à l'interdiction des animaux lors de l'événement. La performance de ces deux artistes n'en est pas moins intéressante et bluffante. Le décor du spectacle est chargé d'éléments dont la plupart ne servent pas, mais qui participent à l'ambiance : une corde de pendu par-ci, un bouclier par-là, … . Le duo de magiciens fonctionne à merveille et est très accessible après le spectacle pour échanger.

    S'il peut paraître décevant du point de vue du nombre de tours de magie, le spectacle porté par deux artistes talentueux reste vraiment très agréable à regarder.

 

 

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2019. Beast Busters, Compagnie éHop, avec :

  • Jeb Hammer, dans le rôle de Fox

  • Jef Jarry, dans le rôle de Wolf
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27 janvier 2019

La Pitié dangereuse, S. Zweig

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    A cause de la montée du nazisme, l'auteur autrichien Stefan Zweig s'exile à Londres en 1934. En 1939, juste avant la Seconde Guerre Mondiale, paraît son unique roman achevé, La Pitié dangereuse, sous-titré ou L'Impatience du cœur. Faisant le lien entre la violence destructrice de 1914-1918 et le retour de celle-ci sous une nouvelle forme –celle du nazisme–, Zweig situe le cadre de son histoire en 1913. Le jeune Anton Hofmiller, officier autrichien, rencontre lors d'une soirée Édith de Kekesfalva, la fille d'un riche propriétaire. Il l'invite à danser sans se rendre compte qu'elle est paralysée et qu'elle se déplace en fauteuil roulant. Hanté par sa maladresse et par la pitié, il se met en tête de réparer son erreur en allant lui rendre visite tous les jours. Édith de Kekesfalva s'éprend de lui, sans que cela ne soit réciproque.

    Anton Hofmiller est le narrateur, et nous fait part de ses émotions. Le lecteur devient juge du récit. Bien que le roman s'intitule La Pitié dangereuse, il est difficile d'avoir de la pitié pour ces personnages malheureux. Chacun agace, soit par son caractère, soit par son comportement. Anton Hofmiller, est le premier à être détestable. Voulant se racheter auprès des Kekesfalva, il fait tout de travers. La pitié qu'il éprouve n'est pas tant pour la jeune fille paralytique que pour son ego blessé. S'il met tout en œuvre pour qu'Édith ne se suicide pas, c'est parce qu'il ne veut pas porter le poids de la culpabilité. Dépassé par sa pitié, il devient complètement aveugle au reste : il délaisse ses amis, et ne voit pas qu'Édith est tombée amoureuse de lui –ce qui est évident pour l'entourage d'Édith et pour le lecteur. Édith, colérique, lunatique et capricieuse, n'est pas plus aimable que Hofmiller. Elle a tout de même plus de mérite que lui parce qu'elle a plus de courage : elle ose dire ce qu'elle pense et ressent, et veut se battre contre la maladie par amour pour le jeune homme. Son père, vieillard maladif, est agaçant à cause de ses inquiétudes répétées pour sa fille qu'il chérit, sans jamais prendre soin de lui. Il se rend malade pour Édith. Condor aurait pu être agréable s'il n'avait pas vécu une histoire similaire à celle de Anton Hofmiller –à cela près que Condor s'est marié avec la femme handicapée.

    Néanmoins, peu importe que le lecteur ait ou non de la pitié pour les personnages, peu importe que les personnages soient insupportables ou non. L'écriture ne laisse pas insensible, certains propos ayant une dimension à la fois intemporelle et universelle, mettant chacun d'entre nous face à nos failles et nos responsabilités. Happé par l'écriture de Stefan Zweig et plongé dans cette histoire riche en rebondissements, il est très difficile de décrocher de la lecture tant on a envie de savoir comment cela va se terminer –même si on pressent d'emblée que l'issue sera tragique. Cependant, un point non élucidé et seulement abordé une fois par le narrateur, aurait pu être développé : l'orientation sexuelle du narrateur, car c'est peut-être l'une des clés du non-amour de Hofmiller pour Édith. Mais ce point disparaît aussi vite qu'il est apparu.

    Simplement et clairement, Stefan Zweig explore brillamment et profondément les faiblesses et les hontes les plus inavouables des Hommes. En somme, La Pitié dangereuse est un roman palpitant à lire absolument.

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« Il y a deux sortes de pitié. L'une, molle et sentimentale, qui n'est en réalité que l'impatience du cœur de se débarrasser au plus vite de la pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d'autrui, cette pitié qui n'est pas du tout la compassion, mais un mouvement instinctif de défense de l'âme contre la souffrance étrangère. Et l'autre, la seule qui compte, la pitié non sentimentale mais créatrice, qui sait ce qu'elle veut et est décidée à persévérer avec patience et tolérance jusqu'à l'extrême limite de ses forces, et même au-delà. »

1939. La Pitié dangereuse, Stefan Zweig, traduction de Alzir Hella

27 janvier 2019

My Beautiful Boy, F. Van Groeningen

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    Sorti le 12 octobre 2018 aux États-Unis, le film en couleur Beautiful Boy, réalisé par Felix Van Groeningen, est un drame autobiographique adapté des mémoires Beautiful Boy : A Father's Journey Through his son's Addiction de David Sheff, et de celles de son fils Nic Sheff auteur de Tweak : Growing Up on Methamphetamines. Nicolas Sheff – interprété par Timothée Chalamet, (re)découvert dans Call me by your name –, jeune homme intelligent et brillant, est accro à la méthamphétamine. Lorsqu'il le découvre, son père David Sheff – interprété par Steve Carell –, aidé de son entourage, est prêt à tout pour sauver son fils de cette addiction.

    Pour ceux qui ne connaissent pas l'histoire vraie, ce film tient en haleine, avec cette question : Nic va-t-il réussir à sortir de son addiction ? My Beautiful Boy conserve le même schéma narratif jusqu'au dénouement : Nic assure vouloir guérir de son addiction, puis rechute, puis veut de nouveau guérir, et rechute, et ainsi de suite jusqu'au dénouement. Cette spirale s'intensifie au fur et à mesure que Nic s'enfonce dans son addiction, dans le sens où les conséquences sont de plus en plus dramatiques pour lui et que les espoirs de le voir guérir s'amenuisent. Le film commence avec la consultation d'un spécialiste par David Sheff afin d'en apprendre davantage sur la drogue qui nuit à Nic, et de savoir comment le sauver. Steve Carell, habitué de la comédie, sort de son domaine de prédilection pour endosser dans un film sombre le rôle d'un père aimant, bouleversé et démuni face à l'addiction de son fils, mais qui ne veut pas perdre espoir. Pour comprendre son fils, il rencontre une jeune fille droguée et la questionne, ou encore consomme de la drogue pour savoir ce que cela procure. En dépit du soutien infaillible des autres membres de la famille, David est complètement désarmé face à la puissance de l'addiction et abandonne ses efforts, laissant par là son fils se débrouiller tout seul. Nic ne parvient pas à guérir malgré toute l'application qu'il y met ; l'addiction est trop intense. Il s'éloigne peu à peu du noyau familial, et sa famille doute de voir ses espoirs se réaliser. Le retour à l'université et les séjours en centre de désintoxication et dans les hôpitaux ne peuvent pas faire mieux que le soutien de sa famille, qui reste soudée en toutes circonstances. Le demi-frère et la demie-sœur savent que Nic, qui se comporte comme un frère aimant et protecteur, va mal, ils s'en sont très bien aperçus et les parents ne leur cachent pas. David et la mère de Nic, bien que divorcés et éloignés géographiquement, unissent leurs forces pour aider le jeune homme ; auxquelles s'ajoutent celles de Karen, la belle-mère de Nic – avec une jolie séquence où elle part en voiture à la poursuite de Nic. Les raisons qui ont poussé Nic à consommer de la drogue restent assez floues : sa famille l'aime, la situation financière est stable, la maison est belle comme quoi, la drogue peut toucher toutes les sphères sociales et pas uniquement les plus démunis– ; peut-être Nic a-t-il mal vécu la séparation de ses parents, peut-être cherche-t-il à surpasser son père si parfait. En fin de compte, peu importe pourquoi Nic a commencé ; l'important ici est de voir le combat acharné d'une famille pour sauver un de ses membres. My Beautiful Boy ne respecte pas la linéarité du temps. La construction alternant flash-back et temps présent permet de montrer l'évolution de la relation entre le père et le fils. Sans jamais tomber dans le pathos, la charge émotive du film est énorme, grâce notamment au jeu des acteurs mais aussi à l'implication du spectateur. En plus d'être un film magnifique émotionnellement, il l'est visuellement – avec de très beaux plans sur des paysages maritimes – grâce au travail du directeur de la photographie Rubens Impens. L'union du père et du fils existe également à travers la musique, surtout à travers le rock et le punk. Effectivement, la musique a une place très importante dans le film. La BO du film est entièrement composée de morceaux existants (de Territorial Pissings de Nirvana, à Symphony No.3, Op.36: II, Lento e largo – Tranquillissimo de Henryk Górecki, en passant par Sound & Vision de David Bowie et Treasure de Sampha).

    My Beautiful Boy, film magnifique, bouleversant et rempli d'espoir, sortira en France le 6 février 2019. L'occasion d'avoir, pour une fois, le point de vue de la famille sur l'addiction d'un de ses membres pendant qu'il est accro. L'occasion de retrouver un réalisateur et deux acteurs talentueux, toujours dans la justesse. A voir, donc.

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« J'ai réalisé qu'en fait, je suis en deuil depuis des années...puisque déjà quand elle était vivante, elle était absente. Quand on pleure les vivants, c'est comme si on ne vivait pas vraiment. Alors je me dis que d'une certaine manière, c'est mieux comme ça. Elle était merveilleuse. C'était une magnifique jeune femme. J'ai toujours senti que j'avais besoin de rester forte parce qu'un jour dans le futur un événement allait se produire et que je devais être prête à le vivre. Mais je ne vivrai jamais rien de pire que la perte de ma fille. J'espère qu'elle ne souffre plus là où elle est. Adieu Frances. »

 

2018. My Beautiful Boy, réalisé par Félix Van Groeningen, scénario de Luke Davis et Félix Van Groeningen, avec :

  • Amy Ryan
  • Andre Royo
  • David Mendenhall
  • Jack Dylan Grazer
  • Kaitlyn Dever
  • Kue Lawrence
  • Lisa Gay Hamilton
  • Maura Tierney
  • Stefanie Scott
  • Steve Carell
  • Timothée Chalamet
  • Timothy Hutton
  • Zachary Rifkin

Extrait : My Beautiful Boy

26 janvier 2019

Mon Fric, David Lescot, m.e.s Cécile Backès

 

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    Écrite par David Lescot et mise en scène par Cécile Backès, Mon Fric est une pièce de théâtre contemporaine qui retrace la vie de Moi, de 1972 à 2040, et son rapport à l'argent, la préoccupation quotidienne de l'argent, ainsi que les contraintes et problèmes provoqués par celui-ci.

    En 1972, Moi naît. Il nous raconte sa vie, dans un contexte économique en évolution perpétuelle. Il nous parle de sa naissance et des 2000 euros placés sur un compte bancaire offert par ses grands-parents, de la Petite Souris qui lui donnait une pièce à chaque fois qu'il perdait une dent, des premières étrennes, l'argent de poche donné par la tante, la culture marxiste qui existait encore pendant son enfance à la colonie de vacances communiste avec le partage des richesses et les caisses communes contre lesquelles protestaient les jeunes qui trouvaient que « c'est pas du tout normal que celui qui a mis rien et celui qui a mis beaucoup, à l'arrivée, ils aient pareil ». Les économies qui enrichissent jusqu'au premier achat, un disque de Renaud qui engage dans le cycle des dépenses. « C'est bon, hein mon fils, de dépenser son argent », disait son père. L'équilibre était à trouver entre sorties et entrées. Un événement bouscule la société : l'élection de François Mitterrand en 1981. A l'adolescence, la question économique tourne essentiellement autour des études : matériel scolaire, frais d'inscription, loyer, denrées alimentaires, parce que la sécurité étudiante, les bourses et allocations ne suffisent pas. Alors pour combler le manque, il faut travailler, peu importe la tâche, comme vendre des bonnets phrygiens au jardin des Tuileries pendant le Bicentenaire de la Révolution française. Ou se risquer à des activités comme parier sur l'évolution des marchés de Elf Gabon. Nouveau bouleversement historique et directement économique : le passage du franc à l'euro, après quoi tous convertissaient mentalement les prix pour faire attention à leurs dépenses – et voir que cette évolution financière n'est en fait qu'une vaste arnaque. Adulte, le salaire gagné par un labeur quotidien s'efface aussi vite : rendez-vous galants et restaurants, mariage, naissance et nourrice, les sorties au cirque et le beignet à 15 euros (ce qui « n'est pas loyal »), le divorce, la pension alimentaire pour l'enfant, les emprunts, les impôts, l'endettement, les remboursements. Une boucle infinie dans laquelle les dépenses sont plus grandes que les gains. L'argent, cause de la crise dans laquelle nous sommes plongés depuis 2008. 2040, Moi est en fin de vie, la retraite ne représente pas suffisamment. La question des funérailles prédomine, inquiétante.

    En fait, Moi, c'est toi, c'est moi, c'est eux, c'est chacun d'entre nous, individuellement. Moi personnage, c'est nous tous, confrontés au même problème : la domination de l'argent. Maître de nos sociétés, l'argent est ce qui, du début de notre vie à la fin, nous domine, sans que nous ne puissions avoir de pouvoir sur lui. Il régit nos modes de vie, nous contraint à faire ou ne pas faire telle ou telle chose. Il occupe notre esprit incessamment, même sans que nous ne nous en rendions compte ; il nous influence et nous lui sommes soumis. L'argent est la plus grande puissance qui soit de nos jours. Et chacun se retrouve en Moi, parce qu'il traverse les mêmes épreuves que nous. Face à ce conflit entre les moyens mis à notre disposition et nos attentes, il faut trouver un terrain d'entente, un équilibre au quotidien. « Ceinture pour tous ! ».

    Artistiquement, dans cette mise en scène, la compagnie a su rendre compte des contraintes que leur impose l'argent dans l'art. Le spectateur a bien compris qu'avec des petites dispositions, la compagnie ne peut pas dépasser ses moyens ; car s'il n'y a pas de rentabilité, le bateau coule. Mais elle a réussi à faire de grandes choses avec des petits moyens. Le décor est réutilisable : une grosse boîte rectangulaire découpée à différents endroits fait à la fois office de cabine téléphonique, de distributeur de billets, d'étagère, de cercueil ; une estrade fait office de table, de banc, de chemin. Des tiroirs qui coulissent sous les tables pour servir de rangement ; des penderies de housses en plastique pour vêtements (critique de l'accumulation ?), mais vides (critique du manque et de la restriction ?), qui ont avant tout une utilité d'entrées / sorties des personnages ; des percussions fabriquées à partir de saladiers et de pots en métal ; etc... . Il s'agit de décors rudimentaires mais parfaitement élaborés de telle sorte à faire beaucoup avec peu. Par ailleurs, la pièce de théâtre comprend 49 rôles, alors que la compagnie n'a que 5 comédiens. Moi était joué par le même comédien (Maxime Le Gall) tout au long de la pièce, les autres interprétant plusieurs rôles. 

    Mon Fric lie à la fois la démonstration des problèmes économiques du quotidien qui concernent tout le monde, et des problèmes économiques artistiques qui touchent les intermittents du spectacle. Les discours prêtent à rire, mais le rire n'est que l'alternative pour mettre une distance avec la réalité à laquelle nous sommes confrontés, parce que nous nous reconnaissons dans ce qui est dit et joué. Nous sommes touchés par les problèmes et les contraintes quotidiennes imposées par l'argent. Et, en tant que spectateurs, nous nous sentons également concernés par les problèmes et contraintes que posent l'économie dans l'art. Dirigés par le fric, faire beaucoup avec peu devient une mission que chaque individu doit réaliser chaque jour, et c'est celle des artistes lors de la création de leurs œuvres. Mon Fric propose intelligemment un regroupement de ces deux fils de complications. Et quelle sera notre réaction quand, à 68 ans, nous penserons que nous avons « traversé l'existence sans modifier du tout la balance économique du monde », malgré toutes ces épreuves traversées ? « Moi j'ai juste eu une vie normale ».

 

 

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« Moi : Alors on s'achète toujours rien.

Géraldine : On mange mal.

Moi : Des produits discount qu'on achète dans les nouveaux supermarchés pour pauvres.

Géraldine : Des saucisses à trois francs les douze...

Moi : ...pleines de substances atroces.

Géraldine : On se lave à l'eau froide.

Moi : Chaque mintue passée creuse notre déficit.

Géraldine : On paie des agios. On paie des commissions d'intervention. »

 

2016. Mon Fric, texte de David Lescot, mise en scène de Cécile Backès, avec :

  • Maxime Le Gall
  • Noémie Rosenblatt
  • Pauline Jambet
  • Pierre-Louis Jozan
  • Simon Pineau

Illustrations : T. Faverjon

Extrait : Mon Fric

 

26 janvier 2019

Les Enfants de la terreur, J. Depaule

 

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    Conçue et mise en scène par Judith Depaule, Les Enfants de la terreur, pièce de théâtre contemporaine, a été créée au Théâtre National de Bretagne dans le cadre du Festival Mettre en scène, par la troupe Mabel Octobre. Jouée par six comédiens, une acrobate, un bassiste et une guitariste / chanteuse, qui interprètent une triple partition (textuelle, musicale, et corporelle), Les Enfants de la terreur interroge des zones de non-existence, et met en œuvre un travail de mémoire et de réhabilitation (enquêtes historiques, recherches documentaires), en mélangeant différentes disciplines (théâtre, danse, musique live, chant, lumières, vidéo sous différentes formes, jeu vidéo, marionnettes) et en accordant une place privilégiée au développement numérique, à l'innovation technologique, et à l'écriture contemporaine.

    Dans ce spectacle multimédia, Judith Depaule aborde le terrorisme d'extrême-gauche des années 70 par le biais de corps engagés, d'images choc, de musiques rock contestataire et de discours révolutionnaires. Cette création évoque la manière dont la lutte pour la liberté peut engendrer la terreur et questionne les liens entre engagement et démesure, utopie révolutionnaire et destruction. S'appuyant notamment sur des recherches documentaires et des témoignages, la troupe renvoie le public en 1968, suite aux protestations concernant la guerre du Vietnam et aux troubles sociaux à l'échelle mondiale. Dans les trois anciens pays de l'Axe, des organisations d'extrême-gauche ont pris les armes – l'Armée rouge japonaise [ARJ] au Japon, la Fraction Armée Rouge [RAF] en Allemagne, et les Brigades Rouges [BR] en Italie – et ont mené, jusqu'à la fin des années 90, des actions terroristes, principalement au cours des années 70, décennie renommée « de plomb » ou « rouge » – notamment en 1972, année du passage à l'acte pour ces trois organisations : série d'attentats, prise d'otages aux JO de Munich. Les attentats sont reconstitués à chaque fois d'une manière différente afin de rendre l'idée d'un « jeu » dont la nature change mais les règles demeurent identiques, et ont pour fil conducteur la question « comment représenter la violence sur une scène de théâtre ? ». Judith Depaule questionne par le pouvoir du théâtre, au-delà des clichés, la fin des utopies ; et dresse un spectacle sur l'histoire de six militants, six jeunes qui nous racontent leurs désirs, leur rapport à la mort, leur vision de la révolution, leur combat contre l'impérialisme américain au Vietnam, leur soutient au peuple palestinien, leur lutte contre le capitalisme, et leur immersion dans un terrorisme aveugle rompant peu à peu avec les travailleurs. Elle met en avant les actions de ces leaders de ces mouvements, et regroupe par duos des dirigeants emblématiques des trois principales organisations qu'ils ont choisi de suivre (Ulrike Meinhof et Andreas Baader représentent la RAF, Fusako Shigenobu et Kozo Okamoto représentent l'ARJ, et Margherita Cagol et son mari Renato Curcio représentent les BR) ; ces personnes qui ont choisi de rompre avec le passé de leur pays marqué par le fascisme, pour se lancer dans des actions terroristes d'extrême-gauche (l'ARJ commet un attentat à l'aéroport de Lod à Tel-Aviv ; l'organisation Septembre Noir procède à une prise d'otages aux JO de Munich ; la RAF commet cinq attentats meurtriers à la bombe contre des objectifs militaires / policiers / judiciaires et médiatiques dans six villes allemandes ; et les BR enlèvent Hidalgo Macchiarini à Milan). Certaines de ces personnes étaient fils de bourgeois, d'autres issus du prolétariat ; l'un était un fêtard amateur de grosses cylindrées, d'autres des révoltés. Mais tous se sont rangés du même côté, dans un combat pour leur idéologie et une lutte pour leur cause juste. Tous tiennent un discours à la fois politique et humain – comme lorsque les femmes racontent leur renoncement au fondement d'une famille, pour la lutte, pour leur idéologie. Le spectateur est interpellé, convié à comprendre, mais aussi à prendre position. Ce dernier, face à ces révolutionnaires et à leur discours, ne peut que se ranger de leur côté. Nous suivons le chemin parcouru par ces hommes et ces femmes de l’idée à l’idéal puis à l’idéologie, jusqu’à la radicalisation finale. 

    Mais les années 60/70 sont aussi celles de la révolution des corps, et la chorégraphie du spectacle rend hommage à cette libération corporelle. La répression policière et la violence de l'incarcération y sont jouées. Sur fond de musique rock de l'époque jouée en live – rock expérmiental allemand et japonais en réaction au modèle anglo-saxon, et composée pour le specacle – et de chants révolutionnaires et engagés, les comédiens dansent et bougent leur corps, mimant parfois presque ; toujours avec ce rapport à la révolution et au combat qu'ils mènent pour leur cause. Les corps sont libérés et guerriers, et mis à l'épreuve du combat, de la violence, de la privation, de la peur et de l'enfermement. Même le maniement des armes paraît chorégraphié. Ce spectacle nous transmet le caractère romantique de l'engagement de ces militants révolutionnaires, et nous rappelle que la révolution ne se fait pas au nom des travailleurs, mais qu'elle est l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Les costumes, réalistes, font référence aux années 70 et alternent tenues provocantes de la libération vestimentaire anticonformiste de l'époque, habits du clandestin cherchant à passer inaperçu, et vêtements de circonstance – survêtements sportifs bleus pour les JO, blouses médicales pour les reconstitutions avec maquettes, tenues de forces de l'ordre, etc... .

    Dans une résonance actuelle, Les Enfants de la Terreur interroge nos engagements, nos peurs, ainsi que l'impasse du politique ; nous faisant nous remémorer que le combat pour l'émancipation de la classe ouvrière n'est pas achevée. Cependant, il ne s'agit pas que d'un théâtre historique. Judith Depaule, sans l'exprimer ouvertement, nous amène à repenser notre époque actuelle. En effet, ces militants qui acceptent de perdre leur vie pour faire avancer une cause qu'ils jugent « juste », ne représentent-ils que des militants du passé ? Cette société bloquée des années 60, où les jeunes étouffent et où les autorités demeurant sourdes contribuent à la faillite morale, n'est-elle valable que pour les années 60 ? Dans cette œuvre théâtrale et politique, des questions, toujours aussi actuelles, sont soulevées : s’indigner ne change pas le monde, mais comment agir sans courir le risque de la violence face à la répression ? Changer le monde, le rendre meilleur, faire justice, mais comment et à quel prix ?

 

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« - On la trouve, et on la vit !

- Dans tout ce qui nuit.

- Opprime, détruit !

- Dans les appareils de contrôle des classes dominantes !

- Dans la propagande !

- Dans le lavage de cerveau, dans les médias !

- Dans la publicité !

- Dans la consommation et les lois du marché !

- Dans la cogestion !

- Dans l'opportunisme !

- Dans le dogmatisme !

- Dans la domination !

- Dans le paternalisme !

- Dans la brutalité...

- Dans le dogme de la non-violence. »

 

 

2016. Les Enfants de la terreur, mise en scène de Judith Depaule, avec :

  • Anne-Sophie Sterck
  • Baptiste Amann
  • Cécile Fradet, acrobate
  • David Botbol
  • Eryck Abecassis, synthèse modulaire et basse
  • Jonathan Heckel
  • Judith Depaule
  • Marie Félix
  • Mell, guitare électrique et chant

 


Illustrations : C. Richard

Extrait : Les Enfants de la terreur

 

 

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26 janvier 2019

L'Art de la comédie, E. de Filippo, m.e.s Patrick Pineau

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    Écrite par Eduardo de Filippo et mise en scène par Patrick Pineau, L'Art de la comédie, pièce de théâtre contemporaine, est un classique du XXè siècle – une comédie – qui révèle les rapports complexes entre le pouvoir et l'art, l'illusion de la représentation, la nature trouble du comédien et la puissance de l'inconscient. Créée au Théâtre de Sénart par Patrick Pineau et jouée par une troupe de huit comédiens, cette mise en abyme insiste sur la nécessité du théâtre dans la société. La farce brouille les pistes et rappelle que raconter des histoires est un besoin vital et partagé. L'Art de la comédie confronte saltimbanques et représentants du pouvoir. Encore extrêmement moderne, l'histoire donne à penser la place du théâtre aujourd'hui.

    Le spectacle débute sur la simulation d'un accident au beau milieu d'une nuit glaciale : celui d'un train dans lequel se trouve une troupe itinérante, La Roulotte. Le chef de troupe, Oreste Campese, inquiet, réfléchit à un moyen pour ne pas annuler la représentation du soir et attirer un public suffisamment conséquent. Dans une petite ville de l'Italie des années 60, un préfet fraîchement nommé, Son Excellence De Caro, s'installe dans son nouveau bureau, suite au poste qu'il vient de prendre. Son secrétaire, Giacomo Franci, lui dresse la liste des notables que le Préfet va accueillir tout au long de l'après-midi : un médecin, un curé, une institutrice, un pharmacien... La journée promet d'être ennuyeuse. C'était sans compter sur l'intervention d'un homme qui ne fait pas partie de la liste : Oreste Campese. L'opposition entre le fonctionnaire et l'artiste passe par la définition de ce que sont le réel et l'art. De Caro s'obstine à penser que l'art n'est qu'un supplément aux choses sérieuses, un soulagement plus ou moins distrayant, une rigolade. Campese pense le contraire : il sait que le réel est plein de choses insoupçonnées, inconnues et inimaginables. Pour lui, l'artiste se doit de « coller l’œil sur le trou de la serrure » pour voir quelle est la réalité des autres, comment ils la vivent et s'y sentent. Notre humanité a besoin d'art pour se connaître et se reconnaître dans sa fragile réalité.

    Suite à l'échange vif sur l'importance de l'art et ses rapports avec le pouvoir, De Caro s'impatiente et demande explicitement la requête de l'artiste, qui souhaite la présence du préfet à la représentation de la troupe. De Caro refuse et Campese s'en va, en menaçant l'homme de pouvoir : et si les personnalités que le préfet va recevoir étaient en réalité les membres de la troupe jouant la comédie, et qu'il serait incapable de les distinguer de ceux qui ne sont pas comédiens ? Gagné par le doute, à la frontière de la paranoïa, le préfet voit alors se succéder dans son bureau une farandole de personnage « plus vrais que nature », qu'il suspecte tous de se jouer de lui. Le préfet, son secrétaire – et le public – se retrouvent bernés, car les récits, inventés ou authentiques, que font les visiteurs au préfet sont dramatiques et dévoilent des histoires que la vie de province préférerait occulter. Les problèmes abordés sont de plus en plus graves, plaçant le préfet dans une situation de plus en plus difficile et de plus en plus inconfortable, si bien qu'il se met à espérer que tout ce qui se déroule sous ses yeux n'est qu'un spectacle organisé par Campese. Les problèmes soulevés sont réels et d'actualité, reste à savoir si ceux qui les racontent les ont vraiment rencontrés ou s'ils jouent un rôle. Nous sommes à la frontière du réel avec l'illusion. Ici, tout le monde surjoue – à l'exception de l'institutrice –, au point qu'on voit mal comment le fonctionnaire pourrait différencier les comédiens des notables. L'Art de la comédie rend indéfinissable la frontière entre réalité et illusion, suggérant que parfois le faux serait plus pertinent que le vrai. Le théâtre rend possible le partage des histoires. L'Art de la comédie est un hommage amoureux à la vérité des acteurs, mais également à la vérité de l'art, à la vérité concrète des nuances réelles de la vie. Alors, qui de ces quémandeurs est authentique, et qui est comédien envoyé par Campese ? La pièce de théâtre conserve son mystère, laissant la question en suspens. Au public de se faire son interprétation.

  

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2016. L'Art de la comédie, texte de Eduardo de Filippo (traduction de Huguette Hatem), mise en scène de Patrick Pineau, avec :

  • Aline Le Berre
  • Christophe Vandevelde
  • Fabien Orcier
  • Marc Jeancourt
  • Mohammed Rouabhi
  • Nicolas Bonnefoy
  • Sylvie Orcier
  • Vincent Winterhalter

Illustrations : P. Delacroix

 

26 janvier 2019

Comment on freine ?, Violaine Schwartz, m.e.s Irène Bonnaud

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    Écrite par Violaine Schwartz et mise en scène par Irène Bonnaud, la pièce de théâtre Comment on freine ? est une commande de la metteuse en scène à l'écrivaine. Jouée par 3 comédiens, cette pièce de théâtre contemporaine commence sur l'emménagement d'un homme et d'une femme (nous n'avons pas connaissance de leur prénom, ils peuvent donc représenter Monsieur et Madame Tout le Monde) dans un appartement parisien. C'est l'anniversaire de la femme (on ne sait pas son âge), et l'homme veut lui faire plaisir : il se cache derrière une pile de cartons emballés et empilés afin de faire une surprise à sa femme et de lui offrir une robe rouge. Lorsqu'elle entre et lui demande s'il est là, il la surprend. La femme, fragile et imprévisible, s'effondre en larmes ; l'homme s'élance alors vers elle et la console.

    La femme retrouve la ville après un accident de voiture qui lui a causé un traumatisme, qui l'a plongée dans un long coma ; et, après un temps passé à se reposer à la campagne, l'homme a pensé qu'avec un nouvel appartement, l'accident et le passé seraient mis à distance. Mais la guérison est encore loin. En effet, la femme a peur de tout : du bruit, du métro, de la rue, de la foule... L'homme, épris d'un amour fou pour sa femme, se veut protecteur et attentif à son égard. Au fur et à mesure, les cartons sont vidés de leur contenu, dévoilant des vêtements qui s'entassent petit à petit sur le sol. Des chemises, des pantalons, des jeans, des pulls, des vestes, des sous-vêtements... . Au milieu de ces piles de vêtements, la femme découvre un article de journal sur lequel est écrit « L'effondrement le 24 avril du bâtiment Rana Plaza près de Dacca au Bangladesh a causé plus de 1100 morts et représente la catastrophe la plus meurtrière de toute l'histoire du travail ». Subitement, la femme se rappelle des causes de son accident.

    Pour la femme, ces tas de vêtements sentent la mort, celle des ouvrières d'une usine textile Rana Plaza à Dacca, au Bangladesh, usine de prêt-à-porter qui s'est effondrée le 24 avril 2013, causant la mort de 1133 ouvrières. Le vêtement, quotidien et insignifiant en apparence ; symbole de consommation, d'exploitation d'une classe ouvrière et de mondialisation, est à la fois ce qui est le plus proche de nous puisqu'il nous colle à la peau, mais aussi le plus lointain car il est confectionné loin de nous par des inconnus, il est donc marqueur d'intimité mais aussi d'extériorité. Cette pièce de théâtre fait donc le lien entre la production et la consommation d'un objet mondialisé, et dresse les conditions des ouvrières du textile dans les pays du tiers-monde (ici le Bangladesh). Irène Bonnaud souligne que le vêtement représente un enjeu économique international : « Comment la vie singulière d’un individu est traversée par des forces politiques, économiques, sociales qui se jouent à un niveau beaucoup plus vaste ». Comment on freine ?  interroge la place de notre société par rapport à celle du tiers-monde. Le cadre réaliste jusqu'alors instauré se voit rompu avec l'apparition presque magique (par le biais d'un globe-lampe à la lumière magique) d'une ouvrière de l'usine qui se présente sous la forme d'une danseuse de Bharata Natyam. La jeune femme asiatique devient porte-parole des ouvrières mortes de l'usine du Bangladesh. S'exprimant en bengali (sous-titré français), elle chante le chant des canuts lyonnais. L'appartement devient alors le lieu d'une hallucination doublée d'une culpabilité et d'identification irraisonnée aux victimes. C'est le chaos, les tours de cartons s'écroulent, les tas grossissent, la mousson s'abat contre les fenêtres, et le couple se divise autour d'une robe rouge – robe qui fait le lien entre le monde occidental et les ouvrières du tiers-monde. Les tulipes deviennent des fleurs mortuaires, les cartons de vêtements des tombes dont chaque T-shirt représente sa fabricante. Autour de ce couple, l'incompréhension se creuse : l'expérience de mort vécue par la femme est incommunicable à l'homme qui a vécu l'attente et l'angoisse. Cette incompréhension résonne avec les différences entre femme européenne et femme ouvrière du Bangladesh. Comment on freine ? associe la petite histoire avec la grande Histoire (l'histoire d'une femme qui a un accident, avec l'Histoire pendant laquelle une usine s'effondre). Pour la femme traumatisée que ronge sa culpabilité, l'ailleurs et le travail laborieux des ouvrières se trouvent dans ces piles de tissu amassées dans l'appartement. Elle en endosse plusieurs à la fois, s'y couche, s'y blottit, s'y plonge, y dort. Elle flirte avec la folie, ne peut pas sortir de son délire. Elle ne peut pas non plus stopper l'absurdité du monde de la coquetterie et du désir de possession qui ignore la confection de ces besoins. Comment on freine, en voiture comme la mondialisation ? La question perdure.

 

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« F : Il y a quelqu'un ? T'es là ?

T'es là ?

Un long temps. Elle laisse tomber la valise par terre. L'homme sort de sa cachette.

H : Bon anniversaire !

Elle se met à pleurer dans les bras de l'homme.

H : Je t'ai fait peur ?

Excuse-moi.

C'était juste pour te faire une surprise.

J'aurais dû venir te chercher à la gare !

Je n'aurais pas dû t'écouter.

C'était trop tout à coup.

Je le savais.

Ça va aller mieux.

Mieux mieux.

Il faut juste de la patience.

Je suis là maintenant.

Je suis là. »

 

2016. Comment on freine ?, texte de Violaine Schwartz, mise en scène d'Irène Bonnaud, avec :

  • Anusha Cherer
  • Jean-Baptiste Malartre
  • Valérie Blanchon

 


Illustrations : E. Carrecchio

Extrait : Comment on freine ?

26 janvier 2019

Benjamin Walter, F. Sonntag

 

Affiche spectacle Benjamin Walter

 

    Écrite et mise en scène par Frédéric Sonntag, et jouée par 9 comédiens (il veut casser le mythe du théâtre contemporain qui serait de faire jouer 3 comédiens pendant 1h10 ; déclarant qu'il n'y a pas que Shakespeare qui peut se permettre de faire jouer une dizaine de comédiens sur une pièce de plus de 3 heures), Benjamin Walter, pièce de théâtre contemporaine proposait, après deux ans de travail, un voyage à travers l'Europe, d'Helsinki à Lisbonne, à la recherche de Benjamin Walter, un jeune auteur de l'exil, d'une trentaine d'années, admiratif de Kafka et Baudelaire, talentueux mais souvent resté dans l'ombre, et qui, en juin 2011, au moment où il commence à être reconnu, décide de renoncer à écrire et disparaît un mois plus tard sans aucune explication.

    En 2013, Frédéric Sonntag et son équipe de comédiens décident de mener l'enquête pour percer ce mystère, de partir à la recherche de Benjamin Walter, d'essayer de le retrouver, de rencontrer des gens qui l'ont connu et surtout d'essayer de comprendre le sens de son geste (que veut dire disparaître ? Que veut dire renoncer ? Pourquoi ?). Cette enquête, présentée sous la forme d'un roman policier, mais étant à la fois un théâtre documentaire car elle essaie de retranscrire une expérience vécue – celle de la quête en Europe d'un auteur disparu – et une autofiction, résulte d'une investigation de 7923km à travers l'Europe, entraînant le spectateur dans une sorte de course-poursuite d'indices en indices sur les traces de Benjamin Walter, sur la quête d'un homme, d'une œuvre, d'une vérité entre réel et fiction. Cette enquête policière passe à une quête existentielle parce qu'elle a soulevé une multitude de questions, et à une énigme littéraire parce que les routes d'autres écrivains européens tels que Bertolt Brecht à Berlin, Kafka à Prague, Pessoa à Lisbonne, ont été croisées. Petit à petit on découvre les liens entre ces différents auteurs et les liens avec Benjamin Walter. L'écriture linéaire qui suit l'évolution de l'investigation dans une dizaine de pays européens alterne des scènes de récits et des scènes de reconstitution de l'enquête via des enregistrements sonores et vidéo, des images d'archives, des extraits de journaux, des entretiens, des photographies, etc... La musique interprétée en direct forme un parallèle avec la bande son cinématographique du road movie et porte l'enquête. Les décors réalistes, les costumes du XXIè siècle, l'usage de nouvelles technologies, ainsi que les interactions des comédiens avec les spectateurs touchent un public plus large où chacun.e semble contribuer aux recherches.

    C'est une pièce sur la question du renoncement – est-ce-que renoncer serait une forme de protestation ? – et sur la question de la disparition – est-ce-qu'on peut encore dans le monde dans lequel on vit aujourd'hui disparaître, alors qu'on est chaque jour de plus en plus tracé ?. Cette pièce de théâtre, course-poursuite entre réalité et mémoire, porte sur la question des traces : quelles traces laissons-nous derrière nous ?, en quoi ces traces témoignent-elles de la réalité que nous avons vécu, de notre existence, et en quoi constituent-elles notre mémoire ?, de quelles traces disposons-nous pour reconstituer le passé ?. La mémoire semble être la seule véritable dépositaire de la chose vécue, mais n'est-elle pas déjà elle-même une reconstitution, un montage, une fiction ? Tout souvenir n'est-il pas, d'emblée, une trahison, un mensonge ? Toute réalité n'existe-t-elle que par les documents que l'on peut en fournir, que par la représentation que l'on en donne ? Que doit-on croire de ce qui nous est raconté ? En disparaissant, Benjamin Walter aurait-il réalisé son œuvre ultime ? En se reposant sur l'humour, le suspense, l'entrelacement des écritures scéniques, la question de l'identité, ou encore sur des documents qui attestent d'une réalité, Frédéric Sonntag travaille sur les relations entre réalité et fiction, la construction et la dissolution d'une identité, les peurs contemporaines et les mécanismes de la mémoire. De nombreux extraits et citations d'oeuvres rythment cette pièce : Walter Benjamin, Gilles Deleuze, Charles Baudelaire, Robert Walser, Franz Kafka, Roberto Bolano, Fernando Pessoa, Enrique Vila Matas, Régine Robin, Honoré de Balzac, Jean Baudrillard, Bertolt Brecht, Marguerite Duras, Jean-Luc Godard, Wim Wenders, Mike Featherstone, Theodor Adorno, Aby Warburg, Ivan Chtcheglov, Claire Parnet, Georges Didi-Huberman. Nous faisons ici, en plus de celle de Benjamin Walter, la découverte d'un auteur contemporain, Frédéric Sonntag, qui écrit et met en scène une pièce qui ne peut nullement laisser une personne indifférente.

 

 

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« - J'avais besoin de comprendre pourquoi un auteur que je trouvais si brillant, si doué, un auteur qui semblait parfaitement incarner la littérature, pourquoi cet auteur avait renoncé à écrire, et surtout....

- Surtout : pourquoi il avait disparu, et où, et ce qu'il était devenu.

- Que devient-on quand on renonce à écrire ?

- Pourquoi renonce-t-on ?

- Est-ce-que renoncer est un renoncement ? ».

 

2015. Benjamin Walter, mise en scène de Frédéric Sonntag, avec :

  • Amandine Dewasmes
  • Clovis Guerrin
  • Emmanuel Vérité
  • Fleur Sulmont
  • Jérémie Sonntag
  • Lisa Sans
  • Marc Berman
  • Paul Levis
  • Simon Bellouard

 

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